[Questions-Reponses]

R648. Posé dans RMS 119 3

Soit L un corps, K un sous-corps de L et deux entiers naturels non nuls n et N. tant donné deux N-uplets (A1,,AN) ∈Mn(K)N et (B1,,BN) ∈Mn(K)N, l’existence d’une matrice inversible P ∈ GLn(L) telle que k ∈ [[1,N]],Bk = PAkP-1 implique-t-elle celle d’une matrice inversible Q ∈ GLn(K) telle que k ∈ [[1,N]]Bk = QAkQ-1 ? (Clément de Seguins Pazzis)

Réponse de l’auteur de la question

La réponse est oui. Le résultat est essentiellement une reformulation du lemme de Noether-Deuring, bien connu des spécialistes de théorie des représentations, et qui s’énonce comme suit.

Théorème 1 (Lemme de Noether-Deuring). Soit L un corps, K un sous-corps de L et n un entier naturel non nul. Soit A une K-algèbre, et φ : AMn(K) et ψ : AMn(K) deux morphismes de K-algèbres. On suppose que φ et ψ sont L-conjuguées, c’est-à-dire qu’il existe P ∈ GLn(L) telle que (x) = ψ(x)P pour tout x ∈ A. Alors φ et ψ sont K-conjuguées.

Expliquons d’abord l’équivalence entre ces deux résultats.

Supposons acquis le lemme de Noether-Deuring et plaçons-nous sous les hypothèses de la question.

Considérons alors l’algèbre A des polynômes en n indéterminées non commutant X1,,XN et à coefficients dans K, et les morphismes ψ : AMn(K) et φ : AMn(K) définis par les conditions ψ(Xk ) = Ak et φ(Xk) = Bk pour tout k ∈ [[1,N]]. Si (A1,,AN) est simultanément conjuguée à (B1 ,,BN) sur L, alors φ et ψ sont L-conjuguées, donc K-conjuguées par le lemme de Noether-Deuring, et on obtient alors que (A1,,AN) est simultanément conjuguée à (B1 , , BN ) sur K.

Réciproquement, supposons acquis notre résultat et plaçons-nous sous les hypothèses du lemme de Noether-Deuring.

Les applications K-linéaires φ et ψ ont clairement même noyau, noté V , de codimension finie (non nulle) dans A. On prend une base (C1,,CN) d’un supplémentaire de ce noyau. On applique alors le résultat de notre question aux listes (A1,,AN) := (φ(C1),(CN)) et (B1 , , BN ) := (ψ(C1),(CN)), qui sont simultanément conjuguées sur L. On obtient donc Q ∈ GL n (K ) telle que (Ci) = ψ(Ci)Q pour tout i ∈ [[1,N]], puis les fonctions K-linéaires x ∈ A↦→ (x) et x ∈A↦→ψ(x)Q coïncident sur Kerφ et V ect(C1,,CN) donc elles sont égales.

Il reste bien entendu à démontrer le lemme de Noether-Deuring. Toutes les démonstrations connues à ce jour séparent la démonstration en deux sous-cas, le plus délicat étant celui où K est un corps fini.

Le cas où K est de cardinal supérieur ou égal à n est commun à toutes les démonstrations connues et reprend l’argumentation classique du cas N = 1 : on part de P ∈ GLn(L) telle que (x) = φ(x)P pour tout x ∈A. On note V le sous-K-espace vectoriel de L engendré par les coefficients de P, et (λ1,d) une base de celui-ci, si bien que P = ∑d

k=1λiPi pour des matrices P1 , , Pd de Mn (K). Par identification des coordonnées dans la K-base (λ1,d) de V , on voit que, pour tout x ∈A, l’identité (x) = φ(x)P se traduit par i ∈ [[1,d]],Piψ(x) = φ(x)Pi et donne donc (x) = φ(x)Q pour tout Q ∈ V ectK(P1,,Pd). Il suffit pour conclure de montrer que V ect K (P1 , ,Pd) contient une matrice inversible. Pour cela, on remarque que la fonction

            d
(t1,...,td) ∈ L ↦→ det(t1P1 +⋅⋅⋅+ tdPd)
est polynomiale homogène de degré n, associée à un polynôme non nul puisqu’elle ne s’annule pas en (λ1 , , λd ). Si K est de cardinal supérieur ou égal à n, cette fonction ne peut s’annuler en tout point de K n , et la conclusion s’ensuit.

Nous allons maintenant exposer la démonstration classique, qui règle de manière directe le cas où L est une extension finie de K. En combinant ce résultat avec le précédent, il est facile de conclure : si en effet K est fini et L en est une extension infinie, on peut commencer par plonger L dans une clôture algébrique L, puis trouver une extension intermédiaire K - Kʹ-L de degré fini sur K et de cardinal supérieur ou égal à n ; comme les représentations φ et ψ sont conjuguées sur L, elles le sont en particulier sur L, donc sur Kʹ par la première étape. Il suffira donc de traiter le cas d’une extension finie pour redescendre à K.

Pour les extensions finies, la démonstration la plus classique repose sur un résultat à la fois profond et très universel de théorie de représentation des modules, le théorème de Krull-Schmidt. Pour éviter d’introduire une quantité importante de notions, nous nous limitons aux modules sur la K-algèbre A qui sont de dimension finie sur K (pour la structure de K-espace vectoriel déduite de leur structure de module).

Un A-module de dimension finie sur K est dit indécomposable lorsqu’il est non nul et n’est pas la somme directe de deux sous-modules non-triviaux. Tout A-module de dimension finie sur K se décompose comme somme directe finie de sous-modules indécomposables (tous ceux-ci sont évidemment de dimension finie sur K).

Théorème 2 (Krull-Schmidt). Soit M1,,Mp,N1,,Nq des A-modules indécomposables de dimension finie sur K tels que M1 ⋅⋅⋅Mp soit isomorphe à M1 ⋅⋅⋅Mq. Alors p = q et il existe σ ∈𝔖p tel que Mi soit isomorphe à Mσ(i) pour tout i ∈{1,,p}.

Ici, M1 ⋅⋅⋅ Md désigne la somme directe extérieure des modules M1,,Mq, que l’on définit comme le produit cartésien M1 ×⋅⋅⋅× Md muni de la structure naturelle de A-module produit.

Une démonstration détaillée du théorème de Krull-Schmidt est donnée en annexe à notre réponse. Contentons-nous de quelques remarques : le lecteur au fait de la théorie des représentations de groupes finis a reconnu, pour l’algèbre de groupes C[G] d’un groupe fini G, l’énoncé correspondant sur l’unicité de la décomposition en représentations irréductibles sur C (moyennant le lemme de Maschke, qui permet de voir en les représentations irréductibles complexes de G les C[G]-modules indécomposables de dimension finie sur C). La démonstration du théorème de Krull-Schmidt est essentiellement fondée sur le même principe mais est rendue sensiblement plus compliquée par une différence importante : alors qu’est nul tout morphisme entre deux représentations irréductibles complexes non isomorphes, il peut exister des morphismes non nuls entre A-modules indécomposables non-isomorphes !

Nous allons maintenant voir comment le théorème de Krull-Schmidt permet d’obtenir le lemme de Noether-Deuring dans le cas où L est de dimension finie d sur K. Considérons le A-module M (respectivement N) dont l’ensemble sous-jacent est Kn et la loi externe définie comme x.X := φ(x)X (respectivement x.X := ψ(x)X) pour tout x ∈A et tout X ∈ Kn. On définit de même des A-modules ML et NL en partant de Ln au lieu de Kn. l’aide d’une base de L sur K, on démontre sans peine que ML est isomorphe, en tant que A-module, à la somme directe externe de d copies de M.

Un isomorphisme de A-modules de M sur N est en particulier un isomorphisme pour les K-espaces vectoriels sous-jacents. C’est donc une fonction de la forme θ : X↦→QX Q ∈ GLn(K), vérifiant

              n
∀x ∈ A,∀X ∈ K  ,θ(φ (x)X ) = ψ(x)θ(X)
ce qui se traduit par x ∈A,(x) = ψ(x)Q. En faisant de même sur L, on conclut provisoirement que l’hypothèse voulant que φ et ψ soient L-conjuguées suffit à garantir que les A-modules ML et NL sont isomorphes ; d’autre part il nous suffit de démontrer que les A-modules M et N sont isomorphes pour obtenir P ∈ GLn(K) telle que x ∈A,(x) = ψ(x)P .

On considère alors des décompositions M M1 ⋅⋅⋅Mp et N N1 ⋅⋅⋅NqM1 , , Mp , N1 , ,Nq sont des A-modules indécomposables. Ainsi, ML est isomorphe à la somme directe de d copies de M1, de d copies de M2, etc, de d copies de Mp. De même, NL est isomorphe à la somme directe de d copies de N1, de d copies de N2, etc, de d copies de Nq. Soit W un A-module indécomposable arbitraire. Notons k (respectivement kʹ) le nombre d’indices i ∈ [[1, p]] (respectivement j ∈ [[1,q]]) tels que Mi (respectivement Nj) soit isomorphe à W. Il y a donc, dans la décomposition précédente de ML (respectivement de NL ), exactement dk (respectivement dkʹ) facteurs isomorphes à W . Le théorème de Krull-Schmidt montre alors que dk = dkʹ, d’où k = kʹ. En faisant varier W parmi M1 , , Mp , N1 , ,Nq, on en déduit facilement que p = q et qu’il existe une permutation σ de [[1, p]] telle que Mi soit isomorphe à Nσ(i) pour tout i ∈ [[1,p]]. partir de là, on reconstitue sans peine un isomorphisme de A-modules de M sur Mʹ, ce qui montre que φ et ψ sont K-conjuguées.

Il y a dix ans, nous avons trouvé une démonstration inédite du lemme de Noether-Deuring pour le cas où K est un corps fini. Pour cela, on démontre le résultat lorsque K - L est une extension quadratique séparable arbitraire (ici on ne suppose pas K fini) : c’est clairement suffisant, puisque qu’à partir de tout corps fini K et à l’intérieur de n’importe quel surcorps algébriquement clos de K, on peut loger une tour d’extensions quadratiques séparables arbitrairement longue. Prenons donc une telle extension et notons σ le K-automorphisme de L différent de l’identité. Supposons disposer d’une matrice P ∈ GLn(L) telle que (x) = φ(x)P pour tout x ∈A. En appliquant l’automorphisme σ coefficient par coefficient, on voit que x ∈A,Pσφ(x) = ψ(x)Pσ, donc φ(x) commute avec (Pσ)-1P pour tout x ∈A. Si le commutant de (Pσ)-1P est inclus dans celui de P , on en déduit que φ = ψ, ce qui donnerait immédiatement le résultat voulu : l’idée de consiste à se ramener à cette situation après modification de P.

Remarquons que l’on peut, pour n’importe quel couple (R,S) ∈ GLn(K)2, remplacer φ et ψ respectivement par x↦→(x)R-1 et x↦→(x)S-1, ce qui a pour effet de remplacer P par RPS-1 .

Décomposons P = A + εB (A,B) ∈Mn(K)2 et ε ∈ L \ K. Ce qui précède montre que l’on peut remplacer le couple (A,B) par (RAS-1,RBS-1) pour un couple arbitraire (R, S) ∈ GL n (K)2 sans rien changer à notre problème. Or, les classes d’équivalences pour l’équivalence simultanée des couples de matrices sont connues : elles relèvent de la réduction de Kronecker-Weierstrass (voir l’annexe de pour une version simplifiée de cette réduction). Dans la classe d’équivalence de (A,B) existe un couple particulier (A1 , B1 ) dit réduit, et pour un tel couple on démontre que la matrice P1 := A1 + εB1 commute avec toute matrice commutant avec (Pσ
1)-1P1 (les détails sont donnés dans ).

Dans une réponse communiquée à la RMS, Jean Fresnel et Michel Matignon proposent une autre approche, fondée sur la théorie des groupes algébriques. Nous résumerons très brièvement leur réponse dans les lignes qui suivent. Fresnel et Matignon remarquent comme nous qu’il suffit d’établir le résultat pour une extension algébriquement close L du corps K = Fq (où q est une puissance d’un nombre premier) : ils se donnent donc deux listes (A1,,Ak) et (B1,,Bk) de matrices de Mn (K), supposent l’existence d’une matrice P ∈ GLn(L) telle que PAlP-1 = Bl pour tout l de {1, ,k}, et cherchent à montrer qu’une telle matrice peut être remplacée par une matrice de GL n (K). Pour cela, ils notent F l’automorphisme de Frobenius x↦→xq de L sur K. Pour toute M de Mn(L), ils considèrent la matrice MF := (F(mi,j))1i,jn, ce qui définit un automorphisme de la K-algèbre Mn(L). Pour tout l de {1,,k}, la relation PAl = BlP donne PF Al = Bl PF avec PF dans GLn(L). Ainsi, P-1PF commute avec chaque matrice Al . Fresnel et Matignon introduisent alors le sous-groupe G des matrices de GLn(L) commutant avec toutes les Al, et ils démontrent, grâce à un théorème de Serge Lang sur les groupes algébriques affines (voir la proposition 3, page 119 de ), que la fonction Q ∈ G↦→ Q-1 QF ∈ G est surjective. C’est le cœur de la démonstration : il nécessite l’introduction de la notion de sous-groupe algébrique affine, ce qui nous éloigne très sensiblement du corpus mathématique traité habituellement dans la RMS. Ce résultat acquis, la conclusion est aisée : on dispose alors en effet d’une matrice Q appartenant à G telle que Q-1 QF = P-1 PF, on en tire (PQ-1)F = PQ-1, si bien que R := PQ-1 est dans GLn(K). On obtient enfin RAlR-1 = PAlP-1 = Bl pour tout l de {1,,k}, ce qui conclut la démonstration.

Annexe : démonstration du théorème de Krull-Schmidt

Le point de départ est le lemme suivant :

Lemme 1.Soit M un A-module indécomposable de dimension finie sur K. Alors, l’ensemble des endomorphismes non bijectifs du A-module M est un idéal bilatére de EndA(M) (éventuellement réduit à 0) et ses élément sont tous nilpotents.

Démonstration.Soit f un endomorphisme du A-module M. Comme endomorphisme du K-espace vectoriel M de dimension finie, f admet une décomposition de Fitting M = Kerfn Im fn (où n désigne la dimension de M sur K ; on rappelle que f induit alors un automorphisme de Imfn). Les sous-espaces vectoriels Kerfn et Imfn sont en fait des sous-A-modules de M, donc l’indécomposabilité de f garantit que l’un d’entre eux vaut M. Il s’ensuit que f est inversible ou nilpotent.

Considérons ensuite l’ensemble I des éléments non-inversibles de l’anneau EndA(M). Comme M est de dimension finie sur K, l’ensemble I est évidemment stable par multiplication à gauche et à droite par les éléments de EndA(M). Il reste à voir que I est stable par addition. Soit u et v dans I. Supposons u+v inversible. Alors uʹ = idM-vʹ pour uʹ := (u + v)-1 u et vʹ := (u + v)-1v, qui sont dans I. Mais alors vʹ est nilpotent, donc idM- vʹ est inversible, ce qui contredit la non-inversibilité de uʹ. Ainsi, u + v ∈ I, ce qui achève la démonstration. __

Par suite, le quotient de EndA(M) par l’idéal de ses éléments non-inversibles est un corps (non-commutatif en général).

Corollaire 1.Soit M et N deux modules A-indécomposables de dimension finie sur K et non-isomorphes, et f : M N et g : N M deux morphismes de A-modules. Alors g f est nilpotent.

Démonstration.On note que g f est un endomorphisme du A-module M et f g un endomorphisme du A-module N. Il ne peuvent être tous les deux bijectifs. D’après le lemme précédent, l’un d’entre eux est donc nilpotent, et donc classiquement l’autre aussi. __

Nous sommes maintenant en mesure de démontrer le théorème de Krull-Schmidt.

Il va suffire de montrer que, pour tout A-module indécomposable M de dimension finie sur K, le nombre de termes isomorphes à M est le même pour les deux sommes directes M1 ⋅⋅⋅Mp et N1 ⋅⋅⋅ Nq. Pour cela, on se ramène facilement à la situation où l’on dispose d’entiers d > 0 et dʹ0 tels que M = M1 = ⋅⋅⋅ = Md = N1 = ⋅⋅⋅ = Ne et aucun des modules Md+1 , ,Mp,Ne+1,,Nq n’est isomorphe à M1. Il s’agit alors de montrer que d = e.

Plaçons-nous dans cette situation et prenons un isomorphisme f : M1 ⋅⋅⋅Mp N1 ⋅⋅⋅Nq de A-modules. Cet isomorphisme fournit une famille (fi,j)1iq,1jp de morphismes de A-modules, où fi,j : Mj Ni, de sorte que f(x1,,xp) = (∑p

j=1fi,j(xj))1iq pour tout (x1 , , xp ) ∈ M1 ×⋅⋅⋅× Mp (on rappelle que M1 ⋅⋅⋅Mp est vu comme le produit cartésien des ensembles M1,,Mp avec la structure naturelle de A-module produit).

De même, on notant g la réciproque de f, on obtient une famille (gi,j)1ip,1jq de morphismes de A-modules, où gi,j : Nj Mi. La relation g f = id donne en particulier les identités :

            2 ∑q            {idM  sii = j
∀(i,j) ∈ [[1,d]],  gi,k •fk,j =   0    sinon.
              k=1
Or, pour tout k ∈ [[e + 1,q]] et tout (i,j) ∈ [[1,d]] × [[1,e]], le lemme montre que gi,k fk,j appartient à l’idéal I des éléments non-inversibles de EndA(M). En notant [u] la classe modulo I d’un élément u de EndA(M), les relations précédentes passent au quotient et donnent, dans le corps gauche résiduel R := EndA(M)⁄I, les identités
             2 ∑e
∀(i,j) ∈ [[1,d]],  [gi,k][fk,j] = δi,j.1R.
               k=1
Ainsi, les matrices A := ([gi,j])1id,1je et B := ([fi,j])1ie,1jd vérifient la relation AB = Id dans l’anneau Md(R). Il vient e d (les colonnes de A engendrent le R-espace vectoriel à droite Rd , lequel est de dimension d sur R). Symétriquement, la relation f g = id permet d’obtenir e d, et la conclusion s’ensuit.

Références

[1]   C. de Seguins Pazzis, Invariance of simultaneous similarity and equivalence of matrices under extension of the ground field (en accés libre) Linear Algebra Appl. 433-3 (2010) 618–624.

[2]   J.-P. Serre, Groupes algébriques et corps de classes, Hermann, Paris, 1959.


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