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Plaisir des Maths

par Hugo Duminil-Copin

duminil@ihes.fr

Quand la vocation vous est-elle venue ? est la question la plus fréquemment posée au mathématicien professionnel, comme si l’idée même d’avoir pu un jour décider de faire des maths était si étrange à l’esprit des gens qu’il aurait fallu qu’un miracle survienne pour qu’un individu apparemment normal se mette soudain en tête d’embrasser la profession de mathématicien. Je commencerai donc ce texte par vous décevoir : point de miracle dans mon cas. Il m’est simplement impossible de vous dire quand le plaisir et la fascination des mathématiques me sont apparus : j’ai plutôt l’impression qu’ils étaient là depuis toujours. De nombreux adultes s’étonnent d’apprendre qu’ils adoraient les mathématiques à l’école primaire, car ils se souviennent seulement des longues années de labeur qui ont suivi au collège et au lycée. Dans mon cas, ces années se sont déroulées en douceur et les mathématiques sont restées ludiques à mes yeux, au même titre que les autres disciplines scolaires.

C’est au lycée Louis-le-Grand que les mathématiques ont commencé à prendre le dessus sur les autres disciplines. Plus que les cours magistraux, c’étaient les exercices fournis en dehors de la classe qui m’intéressaient réellement. J’aimais prendre le temps d’affronter les plus difficiles d’entre eux, car ils nécessitaient quelque chose qui manquait cruellement à l’apprentissage scolaire classique, l’imagination ! cette époque, je n’avais pas encore conscience qu’elle était le moteur principal de ma vie de mathématicien. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, le métier de scientifique s’apparente beaucoup plus à un métier d’artiste qu’à un métier d’artisan. Le savoir-faire est important, mais c’est surtout la créativité qui revêt une dimension particulière dans la recherche. Prenant son temps, le mathématicien a le loisir de flâner et de se laisser porter tranquillement là où son imagination le mènera. Ainsi, il peut acquérir tranquillement les connaissances nécessaires à la réalisation de ses projets, et c’est donc réellement la capacité à identifier les outils existants, à en créer de nouveaux, et à les incorporer à une stratégie globale, qui démarquera les mathématiciens entre eux. C’est cette dimension de créativité qui m’a attiré vers les mathématiques plus que vers les autres disciplines scolaires.

Cependant, il n’était pas encore clair à l’époque que je voulais en faire mon métier. Les mathématiques étaient devenues un hobby, au même titre que le sport ou la musique, mais je n’avais aucune idée de ce qu’était réellement le métier de chercheur. Je me suis spécialisé dans la théorie de la physique statistique après avoir intégré l’cole Normale Supérieure (essentiellement par admiration pour l’un de mes professeurs à l’ENS), et j’ai entamé une thèse à Genève sous la direction de Stanislav Smirnov. Ainsi, les mathématiques avaient pris une dimension si importante dans ma vie, qu’elles m’avaient mené en douceur, simplement en exerçant ma passion, à la fin de ma thèse de doctorat. J’étais devenu, presque sans m’en rendre compte, un mathématicien.

Une fois la naissance de notre vocation démystifiée, vient la deuxième question classique que l’on me pose Mais le métier de mathématicien, c’est comment au quotidien ? . Dépeindre notre profession à tout un chacun n’est pas chose facile pour deux raisons. La première est que les gens s’arrêtent en général au fait qu’ils ont peu d’idées de ce que sont les mathématiques. Le public de cette rubrique ayant plus d’expérience dans le sujet, ce premier problème ne devrait pas vraiment en être un. La deuxième raison vient du fait que les mathématiques étant avant tout une passion pour le mathématicien, il existe autant de façons d’exercer ce métier que de personnes l’exerçant. Aussi, je ne tenterai pas de vous dresser un panorama général et me restreindrai à vous décrire ma vision du métier, qui aura peu de choses à voir avec celle d’un autre mathématicien. Pour rythmer un peu cette partie, mettons à l’épreuve quelques idées reçues.

Le mathématicien est un ermite

La représentation du mathématicien isolé du monde, reclus, engagé dans un combat quasi mystique, est particulièrement répandue. Mon expérience est très différente. Tout d’abord, la recherche en mathématiques est à mes yeux un travail d’équipe. Un groupe de mathématiciennes et mathématiciens, venant d’horizons variés, ayant des formations et des expériences de vie différentes (mon groupe de collaborateurs inclut des mathématiciens israéliens, indiens, chinois, iraniens, brésiliens, européens, américains, russes), constitue les fondations parfaites pour un projet mathématique d’envergure. Chacun apportera, à son niveau, et avec son originalité, les idées nécessaires à la résolution du problème. Il est crucial de se nourrir de ces différentes expériences, car ce sont elles qui nous amènent là où nous n’aurions jamais pu aller seul. Ce sont également elles qui nous remettent en question lorsque l’on a tort ou, plus subtilement, lorsque nous avons trouvé une solution qui n’est pas forcément la meilleure pour la suite du projet.

D’autre part, la transmission des mathématiques est orale avant d’être écrite. Rien de tel qu’une discussion passionnée avec l’auteur d’une preuve pour en comprendre toute la finesse. Ainsi, ma vie de mathématicien est rythmée par les voyages, pour donner des séminaires aux quatre coins du monde ou pour collaborer directement avec des chercheurs travaillant dans d’autres institutions. J’avoue même parfois rêver de pouvoir passer plus de temps à la maison plutôt que d’être baladé durant l’été de Rio à Kyoto en passant par Vancouver et Paris. Bref, une vie sociale plutôt qu’une vie d’ermite.

Le mythe du tableau noir

Le fait que les mathématiciens utilisent un tableau noir est en général source d’étonnement. Les personnes voient en cet objet un symbole de l’enseignement archaïque de l’école primaire, là où je vois un outil d’expression exceptionnel. Le tableau est moins linéaire et moins figé qu’une feuille de papier. Ce qu’on y écrit est éphémère, aisément remplacé. Il n’a ni commencement ni fin. On peut se l’approprier à plusieurs, et il constitue donc une véritable plate-forme de discussion. Je gage que le tableau noir ne sera pas remplacé de sitôt...

Mais la créativité n’est pas l’esclave du tableau noir et les mathématiques ne se cantonnent pas à notre bureau. La plupart des mathématiciens vous diront la même chose : rien de tel qu’une petite balade à l’air libre pour se rafraîchir les idées ! Dans mon cas, j’irai même plus loin : mes inspirations s’obstinent à survenir systématiquement lorsque je suis loin de mon lieu de travail. Je me souviens de la plupart des moments où l’idée clef se révèle enfin au mathématicien. Ces moments nous marquent, car ils représentent la première lueur du phare, l’annonce d’un rivage après de longs mois en mer, et donc la garantie de nouvelles expériences mathématiques. Ces moments si importants ont donc tous eu lieu à des moments saugrenus. L’un s’est produit alors que je courais pour attraper le bus sous une pluie battante à Vancouver, l’autre durant une séance de natation en mer Méditerranée ; le troisième autour d’une bière avec un coauteur, et un dernier exemple durant un footing sur la plage d’Ipanema... Bref, aucun tableau noir à l’horizon...

Le mathématicien est un archéologue

On me demande souvent ce qui reste à découvrir, comme si les problèmes mathématiques figuraient sur une liste écrite dans le Grand Livre. Une fois le problème choisi parmi cette liste limitée, le mathématicien ne serait alors qu’un médium condamné à découvrir l’unique preuve, écrite depuis toujours dans ce Livre, comme un archéologue exhumerait un squelette. Cette vision désincarnée des mathématiques provient à mon avis d’une idée colportée allègrement, mais caricaturale, consistant à penser que la force de cette matière tient au fait qu’elle est absolue et éternelle. Cette conception figée, provenant de sa place dans la philosophie grecque, ignore complètement la dimension humaine de la discipline et ne correspond absolument plus à la réalité d’aujourd’hui. Si les mathématiques représentent un langage universel, ce qu’elles permettent d’exprimer évolue constamment. Les idées, les innovations, les conjectures sont formulées par des mathématiciens et sont donc sujettes à leur subjectivité. Je sélectionne les problèmes qui me touchent, qui m’inspirent. Ce choix est très personnel. Les solutions que je trouverai refléteront ma vision des mathématiques et plus généralement ma façon de penser. Les idées contenues dans ces solutions mèneront à de nouveaux questionnements, qui n’auraient pas forcément été révélés par le travail d’une autre personne sur un sujet similaire.

Par ailleurs, l’idée même qu’il n’existerait qu’une solution pour chaque problème et qu’une fois cette solution découverte, nous serions forcés de changer de site de fouille est un non-sens absolu. J’affectionne tout particulièrement l’étude de vieux problèmes déjà résolus. J’aime tenter de les résoudre à nouveau, à la lumière des mathématiques qui ont été développées depuis leur première solution. L’exercice est très intéressant, car il est souvent possible de donner une nouvelle preuve, alternative, et dont les idées mènent à de nouveaux résultats. Ainsi, les mathématiciens transforment en continu l’ensemble des connaissances mathématiques, et il serait bien audacieux de considérer une preuve ou un problème comme une entité absolue et atemporelle. Au contraire, comme un tableau ou une sculpture, une preuve est avant tout la production personnelle d’un mathématicien, et en tant que telle est le témoin de son créateur et de son temps.

En résumé, puisque les mathématiques se développent au gré des inspirations de ceux qui en font, la discipline est constamment en mouvement, et l’étendue des problèmes à résoudre ne cesse de grandir au fur et à mesure que la connaissance avance, au même titre que les sujets d’études des autres sciences évoluent avec la société et les personnes qui les étudient.

J’aurais bien d’autres choses à vous raconter, mais nous arrivons à la fin de cette rubrique. Pour conclure, le métier de mathématicien offre l’opportunité de vivre sa passion au quotidien. Je recommande chaleureusement à quiconque ressentant comme moi un sentiment de bonheur lorsqu’il/elle réfléchit aux mathématiques d’en faire son métier. Ω
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