Plaisir des mathématiques, Jean-Pierre Kahane

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Le plaisir des mathématiques

 

 

par Jean-Pierre Kahane1

 

Le plaisir que donnent les mathématiques est si divers et si chatoyant qu’il me serait possible d’en parler de cent manières différentes, et que d’autres peuvent en parler de bien d’autres façons. Pour me limiter, je dirai ce que je ressens comme professionnel et comme amateur.

Quel a été mon premier bonheur en ce domaine ? Un théorème, une percée, voir un exercice scolaire ? Je vais répondre à côté. Je sais aujourd’hui, je ne m’en doutais pas à l’époque, que les mathématiques se sont révélées pour moi comme une passion à l’occasion d’un échec. Mon père, dans le métro je crois, m’avait posé la question classique du plus court chemin entre deux points (deux maisons) en passant par une droite (la rivière) qui ne les sépare pas. Je n’ai pas trouvé, mon père m’a donné la solution. Je ne sais pas l’âge que j’avais. Je me souviens seulement de ma fureur. L’important est que les mathématiques provoquent une émotion. A cet égard, l’échec en math peut être très productif.

Je crois que mon intuition, même dans les questions d’analyse ou de combinatoire, est d’abord géométrique ; comme le disent souvent les mathématiciens aveugles que je connais, je regarde et je cherche à voir. Mes images mentales, leur nom l’indique, sont géométriques. Mais je me laisse parfois porter par ce qui bouge, les fluctuations d’un processus ou le déroulement d’un calcul. J’ajouterais bien l’idée du mouvement à l’intuition géométrique : une courbe de Peano sans mouvement, ce n’est qu’une surface plate. Quand on la sent parcourue par un flot de petites particules, c’est une ravissante image de la turbulence, et aussi bien de la marche des manchots empereurs à l’intérieur de leur « tortue ».

J’ai été un mathématicien professionnel. Mon métier a été la recherche et l’enseignement, et je l’ai exercé avec constance et passion. Avant de savoir s’il y avait une place pour moi dans la recherche en mathématiques, j’avais choisi de les enseigner. J’avais eu de bons professeurs, et je trouvais la matière superbe à découvrir et à faire découvrir. Ni cette matière ni les élèves ne m’ont déçu. Ce que j’ai enseigné au cours de mon existence est très différent de ce que j’avais appris comme étudiant, et j’ai eu conscience de l’évolution des mathématiques à travers leur enseignement. La réflexion sur les mathématiques, pour moi, n’est pas venue de la pratique de la recherche, mais de celle de l’enseignement ; j’ai été heureux quand j’ai pu la nourrir de lectures de textes anciens et d’entretiens avec des collègues chercheurs.

Quelle est ou devrait être la place de l’histoire des mathématiques ? Pour moi, elle lie les mathématiques à l’ensemble de l’histoire humaine. J’ai eu la faveur de lire, en traduction ou dans le texte, de bons morceaux de Platon, d’Euclide, des Neuf Chapitres chinois qui viennent d’être publiés en français, d’Archimède (c’est par là que j’avais commencé, avec Jean-Toussaint Desanti), de Gauss et de Riemann et j’aime, à l’égal des plus grands écrivains français, Laplace et Fourier. L’histoire ne se limite pas aux grands modèles, mais pour moi ils sont porteurs d’inspiration aussi bien pour l’enseignement que pour la recherche. Je ne réponds donc qu’indirectement à la question ; quelle place donner au souffle de l’histoire ? La même qu’à l’imagination, à la rigueur, à la beauté ; qu’on le sente en permanence dans ce qui fait des mathématiques une partie de la culture.

Il y a dans les mathématiques une merveilleuse permanence, qui peut faire croire à une réalité mathématique extérieure à l’humanité : les nombres premiers d’Euclide sont toujours nos nombres premiers, et le théorème de Pythagore est toujours une merveille. Mais le regard sur eux change : la physique et la cryptographie transforment le sujet ésotérique de la répartition des nombres premiers en un enjeu qui intéresse tout le monde, et la géométrie des similitudes et de l’orthogonalité donne une place centrale au théorème de Pythagore et à tout ce qui s’y rattache, comme le mouvement brownien. Considérer les mathématiques comme une création humaine ne diminue pas leur valeur, au contraire. Dans cette optique, l’activité de recherche prend un sens, qu’il s’agisse de la recherche la plus ambitieuse ou la plus modeste, de la construction de cathédrales intellectuelles ou de la culture de plantes rares dans un coin de jardin.

Comme chercheur, je me suis senti jardinier plus qu’architecte. J’ai donc contribué à découvrir ou à créer des espèces nouvelles, qui parfois semblent étranges avant qu’on s’y habitue. Cependant mon activité de chercheur n’a pas obéi à un plan d’ensemble : j’ai été porté par des questions ouvertes, posées par mes maîtres, par des collègues ou par le hasard de mes lectures. Dans chaque cas il fallait des outils ad hoc, et le plaisir, comme dans tout métier sans doute, était que les outils fonctionnent bien. On sait bien qu’il n’y a pas de plaisir sans douleur, et j’ai beaucoup peiné, comme tout le monde sans doute, en m’égarant, en me trompant, en rectifiant, en recommençant, avant d’aboutir aux résultats qui m’ont procuré le plus de plaisir.

Et même ceux-là ont créé parfois la pire douleur, quand je n’ai pas été capable de tirer parti des possibilités qu’ils offraient et, paradoxalement, la plus grande joie quand ce que j’avais entrepris se trouvait achevé par d’autres, par des amis.

Là s’articule avec la vie professionnelle ce que je voulais dire de mon aspect « amateur ». Je me sens amateur en deux sens : le bricolage, et l’amour des belles choses. J’ai déjà parlé de belles choses que j’ai admirées avant d’y porter la main : le théorème de Pythagore, les nombres premiers. En voici une autre, qui a été la source de ma plus grande frustration et de mes plus grands succès : c’est un théorème de Baire qui dit que, dans un espace métrique complet, une intersection dénombrable d’ouverts denses est dense. On l’enseigne aujourd’hui dans tous les cours de licence, mais quand j’étais jeune il ne m’était pas familier, et j’avais le préjugé qu’il était trop mou pour faire partie de ma boîte à outils. Or c’est un outil merveilleux pour remplacer de laborieuses constructions à la main par un habile tour de passe-passe. C’est ainsi que j’ai vu mon ami prestidigitateur résoudre en un instant, à la suite d’une rencontre stimulante, une difficulté que je croyais sérieuse, et achever ainsi le travail dont j’avais réuni les éléments. Il a été important pour moi de convertir cette frustration en admiration et en joie : je crois être, par la multiplication des applications que j’en ai données, le meilleur propagandiste du théorème de Baire dans l’analyse de Fourier et les questions qui s’y rattachent.

Je ne parlerai pas plus avant des belles choses. C’est un sujet inépuisable. Les mathématiciens font plus d’efforts actuellement que naguère pour les faire connaître et apprécier par un public de non-spécialistes. Tôt ou tard ils franchiront la barrière des médias.

L’attention aux petits problèmes et le travail à la main, sans grand outil mobilisé au départ, constitue ce que j’appelle mon bricolage. Je l’ai pratiqué à tout âge, et j’observe qu’il est encore possible de l’exercer, à vitesse réduite, à celui que j’ai atteint aujourd’hui. Il fait partie de mon hygiène intellectuelle, et j’ai eu l’occasion de vérifier qu’il est d’excellent effet sur ma santé ; l’expérience de la pratique des mathématiques en période de convalescence ne m’est pas personnelle, mais je l’ai éprouvée à plusieurs reprises, en liaison avec la marche à pied, comme un facteur décisif de guérison rapide. Quand je dis éprouver, j’entends bien que c’est une épreuve. Si le titre qui m’était proposé, au lieu d’être « le plaisir des mathématiques », avait été « la souffrance en mathématiques », j’aurais pu l’illustrer tout aussi bien.

D’excellents collègues et anciens élèves n’aiment pas que je me qualifie d’amateur. Je crois que c’est à cause d’un aspect de l’amateurisme mathématique qui est répandu et n’est pas admissible : l’attaque à mains nues, sans formation préalable, sans conseils, sans guides, des plus hauts sommets de la recherche mathématique. Il faut être amateur à la mesure de ce que l’on sait faire, et l’on peut pratiquer un excellent alpinisme en forêt de Fontainebleau.

André Warusfel m’a posé cette question difficile : qu’aimerais-je faire si je sortais du bac aujourd’hui ? J’aimerais revenir à l’illusion porteuse de mes vingt ans : changer le monde. Que, là aussi, les échecs soient la source d’une nouvelle énergie. La question n’est pas si biaisée qu’elle en a l’air. Après tout, si ce n’est pas moi qui sors du bac aujourd’hui, ce sont mes descendants, ceux par qui se poursuivra l’aventure. Donc merci pour la question, comme une façon subtile d’ouvrir la porte vers l’avenir.